Du retour d’Ulysse à Valparaiso à la pensée posthume de l’exil
Une phrase de Nietzsche me hante en apprenant la mort annoncée de mon ami Pepe Jara: « Il faut quitter la vie comme Ulysse s’est séparé de Nausicaa : en la bénissant plutôt qu’amoureux d’elle ». J’avais revu Pepe encore le mois dernier à Santiago, amaigri, s’appuyant sur une canne, bel homme et plus élégant et dandy que jamais, ses yeux rieurs trahissant un éternel sourire dissimulé derrière une moustache digne d’un danseur de tango et d’un violoniste (qu’il était aussi), dans le refus obstiné de toute complaisance à soi-même et de l’aveu de la gravité de sa maladie. Les retours du professeur José Jara au Chili, qui connaissait l’œuvre de Nietzsche mieux que tout autre, sont d’ailleurs un peu comme à l’image de celui d’Ulysse en Grèce. Parti d’abord volontairement de son pays pour passer un master à l’Université du Texas, il devient, en revenant, professeur de philosophie à l’Université de Valparaiso, mêlant indistinctement un cours de philosophie déjà célébré à l’époque comme à nul autre pareil dans le paysage universitaire chilien, et une attention portée à la réforme universitaire, c’est à dire à l’université à venir. Exclu de sa chaire par le coup d’Etat militaire, il repart, contraint et forcé, une seconde fois du Chili, et va passer un doctorat de philosophie à l’Université de Münich qu’il obtient en 1975 ; puis il enseigne à l’Université Centrale de Caracas, pour finalement diriger le prestigieux département philosophie de l’Université Simon Bolivar de Caracas, fondé par Ernesto Mayz Vallenilla. Au retour de son second exil, c’est de nouveau l’Université de Valparaiso qui l’accueille, lui permettant d’accomplir son destin : celui d’un grand professeur de philosophie, qui aura marqué durablement la fin du siècle en formant par son enseignement la nouvelle génération philosophique chilienne et en participant activement de la défense de l’université publique et de la réflexion sur la place de l’enseignement philosophique dans le cursus studiorum. Son œuvre publiée est aussi considérable, de sa traduction du Gai Savoir de Nietzsche à la publication de Nietzsche, un penseur posthume : le corps comme centre de gravité , qui est un très grand livre de philosophie.
Jose Jara : un grand professeur, mais pour lequel l’Université n’est elle-même qu’en allant au-delà d’elle-même ; et un philosophe authentique, qui ne conçoit l’exercice de la pensée que comme la mise en cause radicale et obstinée de toutes les vérités pré-établies. D’où le choix de la figure emblématique de Nietzsche : « Asi, lo pensado por Nietzsche aun lo convierte hoy en un filosofo incomodo, agresivo, seductor, que da que pensar, y en quien parece cumplirse su proposito declarado tempranamente de ser alguien que se propone « actuar contra el tiempo presente y, de ese modo, sobre ese tiempo, y a favor, esperamos, de un tiempo por venir (De la utilidad y desventajas de la historia para la vida) ». Todavia hoy Nietzsche continuara siendo un pensador intempestivo ». Paradoxalement, c’est parce qu’il est saisi par la critique nietzschéenne de l’égalité et son éloge de l’aristocratisme que Jose Jara interroge la démocratie aujourd’hui, et c’est à la lumière d’une autre géographie que celle des frontières nationales qu’il questionne l’Europe et le monde, de même qu’il convoque à sa manière le philosophème : « Il n’y a pas de phénomène moral, il n’y a qu’une interprétation morale des phénomènes », pour penser le présent.
Je l’ai connu il y a trente ans, il a été dès le commencement un acteur de la scène philosophique inédite qui s’est mise en place sous la dictature militaire à l’ombre de la Vicaria de la solidaridad, avec l’Académie de l’Humanisme Chrétien, le Collège international de philosophie et l’Université Paris 8. En 1990, il détourne la route des sept français qui se rendent en mission philosophique de Paris à Santiago, et organise un colloque qui a fait date sur la philosophie de l’égalité à l’Université Simon Bolivar et au Musée des Beaux Arts de Caracas. Il sera ensuite toujours à l’avant-garde de nos aventures philosophiques franco-chiliennes jusqu’à aujourd’hui, soit qu’il organise lui-même des rencontres à l’Université de Valparaiso (je citerai seulement le mémorable colloque international sur Le philosophe grec et la société de son temps), soit qu’il vienne donner des conférences à Paris au Collège international de philosophie ou à l’Université Paris 8 comme professeur invité, ou encore comme dernièrement à Sao Paulo au colloque international Michel Foucault.
J’ai eu une chance inouïe dans ma vie philosophique. Celle de rencontrer et d’avoir eu pour amis les plus grands philosophes chiliens contemporains, dans un combat en commun. Ils étaient exclus ou marginalisés de l’université de leur pays par la dictature militaire. Pour certains, comme Humberto Giannini, c’était un exil intérieur, pour d’autres, comme Jose Jara, un exil au Venezuela – ou ce pouvait être ailleurs, en France, à Porto Rico, ou au Canada, je ne cite pas ceux qui sont encore vivants, ils se reconnaitront -. Plus que tout autre, Jose Jara était un penseur de l’exil. Pour parler comme Adorno et Miguel Abensour : contre le mensonge de la totalité, les actes de dissidence ouvrent un horizon d’espèrance qui ne saurait exister sans banissement de l’avidité et de l’assujetissement Constater que le temps de la maison est passé, refuser d’habiter chez soi, aller jusqu’au bout de l’exil, c’est préserver la possibilité de vivre autrement, dans une société qui réaliserait idéalement l’individu dans une vraie dimension sociale. La pensée de l’exil procède donc d’une inspiration utopique. « Le penser libre et qui résiste vise au-delà de lui-même », sans se réifier dans une nouvelle utopie, dans l’illusion d’un retour au foyer. Le retour à Valparaiso aura été pour Pepe Jara à l’image de celui d’Ulysse à Ithaque. Le détour par Nietzsche aura signé chez lui l’exigence de la pensée, la modestie du penseur et l’amour de la vie : « solo despues de la muerte llegaremos a nuestra vida y estaremos vivos, ah ! muy vivos ! Nosotros los hombres postumos (Humano, damasiado humano, 365) ».
Patrice Vermeren
Professeur de philosophie, Université Paris 8
Professeur honoraire à l’Université du Chili.